Interview de Quincy Jones,
à la veille de la plus fabuleuse des tournées de Michael Jackson, le Bad tour.
Pourquoi êtes-vous venu au Japon, avez-vous aussi un rôle dans la production des concerts ?
Non. Je suis venu pour le plaisir. Je n’ai pas vu Smelly depuis longtemps sur scène. J’ai l’habitude de le voir en studio. Sur scène, c’est une personnalité complètement opposée. L’énergie, la grâce, tout cela est transcendé quand il monte sur les planches. Dès qu’il pose le pied sur scène, le changement est radical, c’est une autre personne que je ne connais pas. Je suis venu pour ça : rencontrer un autre Michael Jackson.
Vous avez dit « Smelly », qu’est-ce que ça veut dire ?
C’est le surnom qu’on lui donne. Michael ne dit jamais funky en parlant de sa musique. Il dit Smelly ou Smelly Jelly.
Est-il vraiment différent en studio ?
Il ne se comporte jamais en superstar. C’est un garçon très modeste, il déteste se vanter comme il ne supporte pas qu’on vante son talent. Nous travaillons en équipe. Généralement à trois avec Bruce Swedien, l’ingénieur du son. Il est doux et prévenant. C’est important quand on reste plus de douze mois en studio. Il est calme, discipliné, patient. Presque trop patient pour son âge. Je me demande comment il fait. C’est un perfectionniste. Il est habité par sa musique. Quand il me chante une nouvelle chanson, il me fait encore tourner le dos, ou il se cache derrière un paravent et fait éteindre les lumières. Il chante toujours dans l’obscurité. Il est incroyablement timide.
Comment se répartissent vos rôles, qui a le dernier mot ?
Michael est un fabuleux danseur. Il sent mieux que personne ce qui fait danser ou pas. Pour cela, il a toujours le dernier mot. Quant à moi, je peux dire si ça doit être plus long ou plus court. Parce qu’il aime danser, il peut laisser durer la chanson indéfiniment. C’est toujours dur de couper. Pour Michael, une chanson c’est comme un bébé : il en accouche. L’amputer, c’est un peu couper les bras d’un bébé. Alors je joue le rôle de coupeur de bras. Pour le reste, le meilleur service que je peux rendre à Michael, c’est de lui dire quand ça ne va pas. Steven Spielberg agit de la même façon avec lui. Quand une chanson est bonne, on n’a pas besoin de crier : merveilleux ! C’est là, tout le monde le sent.
Pour un producteur, ne pensez-vous pas que prés de deux ans en studio, c’est un peu exagéré ?
Smelly avait une soixantaine de chansons possibles au départ. On a fait une première sélection de trente trois titres. On en a gardé dix pour l’album. Pourquoi celles-là, c’est difficile à expliquer : les tempos, la texture, une balance naturelle, une couleur générale un peu comme un film. On ne peut rien faire pour aller plus vite, ça n’a rien à voir avec l’argent. Les chansons sont entre les mains de Dieu.
Pourtant, après les trente huit millions de disques qu’il a vendu avec Thriller, il devrait être nerveux face au challenge ?
Michael n’est jamais nerveux. Vous savez, j’ai travaillé avec les plus grands : Sinatra, Streisand… ils sont bien plus âgés que lui, mais Michael est sans doute le plus serein par rapport à sa musique. Il sait exactement ce qu’il veut et il le fait. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi discipliné et déterminé, et croyez-moi, j’en ai rencontré, je sais de quoi je parle. Je crois que Michael deviendra le Sinatra de sa génération. Il chantera encore quand il aura soixante-dix ans, il lui reste énormément à donner.
Quand même, depuis cinq ans, il a un sacré concurrent en la personne de Prince. Beaucoup pensent qu’il lui est supérieur…
Les médias se sont servis de Prince pour fouetter Michael.
Il n’a pas peur de Prince ?
Michael n’a peur ni de Prince ni de personne.
Se sont-ils rencontrés ?
Une fois. C’était très social. Ils ont parlé de cuisine végétarienne.
Et vous, comment l’avez-vous rencontré ?
J’ai rencontré Michael pour la première fois quand il avait douze ans. C’était chez Sammy Davis. Nous commencions à travailler sur The Wiz. Michael s’entraînait à dire un de ses dialogues : « bla bla bla bla bla Socrates », il ne cessait de répéter « Socrates », « Socrates » en mettant l’accent tonique sur la seconde syllabe et personne ne venait le corriger. Au bout d’un moment, je suis allé le voir : « Michael, excuses-moi, mais tu sais l’accent est sur la première syllabe. » Et là, il a levé les yeux vers moi, nos regards se sont croisés et quelque chose s’est passé qui n’a jamais changé depuis.
Vu de l’extérieur, si l’on en juge par ses extravagances, on peut penser qu’il est déboussolé, non ?
Il n’est pas si toqué qu’on veut le faire croire, si c’est ce que vous voulez dire, et je suis bien placé pour le savoir. Je suis auprès de lui depuis longtemps. C’est l’une des personnes les plus intelligentes et sensées que j’ai rencontré. Quand on a commencé à avoir du succès à l’âge de cinq ans, il y a de quoi retourner un gosse. Et que dire lorsqu’on enregistre à l’âge de vingt et un ans un premier album solo qui se vend à plus de huit millions d’exemplaire. Il y en a plus d’un à qui ça aurait tourné la tête. Smelly a réussi à surmonter tout ça et il a continué à travailler. Il se comporte à merveille avec tous les gens qui l’entourent. J’ai travaillé avec des dingues, Michael n’en fait pas partie. Tant de gens perdent la tête après seulement un hit. Que ce soit à cause des drogues ou de la pression qui s’exerce sur eux. Michael, lui, a accumulé hit après hit et il est resté sain.
Il s’est tout de même créé un monde à lui pour s’échapper.
Il est branché avec tout ce qui est spirituel. Il aime les enfants et les animaux. Il a plus foi en eux que dans le monde des adultes. Est-ce qu’on peut vraiment lui donner tort ? Je ne pense pas qu’avoir des animaux soit un comportement si excentrique que ça. Les pop-stars qui s’accrochent à la cocaïne sont bien plus déconnectés et agissent de façon bien plus incontrôlée. Michael aime les animaux pour la même raison qu’il aime les enfants : parce que, à la différence des adultes, il n’y a rien de faux en eux. Pas d’hypocrisie. Il leur fait confiance. Et il a raison à cent pour cent. Mais vous savez, les gosses adorent Michael autant qu’il les aime. Les miens entrent dans un état d’euphorie quand il est là. Ils ne peuvent pas se passer de lui. Et ce n’est pas juste parce qu’il joue avec eux, c’est un courant imperceptible qu’on ne peut pas expliquer et qui passe entre eux et lui. La plupart des adultes ont du mal à communiquer avec les enfants. Pas Michael. Il a un don. Mais vous savez, sa vision du monde m’étonne tant elle est claire. Quand il m’a apporté « We are the world » pour la première fois, c’était là. Il n’y avait rien à changer. C’était pourtant difficile à écrire vu la gravité du sujet et l’ampleur de la cause. Michael est au courant de tout ce qui se passe dans le monde. Un des problèmes qui le concerne particulièrement, c’est la façon dont les jeunes sont détruits par la drogue. Spécialement le crack. Il pense que la musique peut livrer un message positif au monde. Et que c’est l’une de ses tâches, qu’il est là pour ça.
A ce propos, il était question qu’il enregistre une chanson avec les Run DMC, pour faire campagne contre le crack, sur Bad. Que s’est-il passé ?
Ce qu’ils avaient écrit n’était pas tout à fait au point. Ils sont venus au studio et le courant n’est pas passé entre eux.
Il représente des sommes d’argent considérables. Jusqu’à quel point en est-il conscient ?
Croyez-moi, il n’est pas si excentrique que ça. Il comprend tout le processus. Il est là depuis qu’il a cinq ans et il a eu le temps d’apprendre de quoi il en retourne. Il est trés organisé, il est minutieux, il a le souci du détail. C’est ce qui lui permet aussi d’évoluer.
A-t-il des projets ?
Vous savez, il vient de terminer l’album. La tournée va durer un an, il a un peu de temps devant lui. Il veut faire du cinéma mais comme tout ce qu’il entreprend, il le fera sérieusement. Il a l’intention de suivre des cours et il n’acceptera pas n’importe quel rôle. Il faudra que ce soit très spécial et écrit pour lui.
Qui fréquente-t-il ? Qui sont ses amis à part vous, Franck Dileo et Steven Spielberg ?
Liza Minnelli, Diana Ross…
On disait qu’ils étaient brouillés ?
Ils se sont réconciliés.
Pourtant « Dirty Diana », la chanson sur le nouvel album, est loin d’être tendre. C’est bien d’elle qu’il s’agit ?
C’est vrai, c’est la première fois que j’ai vu Michael agressif. C’était comme un nouveau Michael. Ils se sont fâchés puis réconciliés, mais il a quand même voulu coucher ses sentiments sur une chanson. Sans doute pour s’en débarrasser.
Tous ces gens sont bien plus âgés que lui. Personne de son âge ?
La Toya, sa sœur qui vit avec lui.
Pas de petite amie ? Est-ce qu’il est toujours vierge ?
Michael est du signe de la vierge et les vierges sont des gens stables. Il pense de façon méticuleuse et fait très attention aux détails… mais je sens bien que ce n’est pas le propos de votre question. A la différence des autres pop-stars, Michael n’est pas fou des filles. Je crois qu’être Michael Jackson est suffisant pour lui pour le moment. Il ne ressent pas le besoin d’avoir quelqu’un d’autre. Son travail lui demande cent pour cent de son attention parce qu’il est perfectionniste. Mais durant les derniers mois, Michael est devenu plus ouvert et je peux le voir s’installer avec quelqu’un dans un futur proche. Du fait même de son amour pour les enfants, je sais qu’il adorerait en avoir à lui.