Propos recueillis par Bryan Monroe
Ebony: Comment est-ce que tout a commencé ?
Michael Jackson: La Motown allait faire un film, « The Wiz », et il s’est trouvé que Quincy Jones était en charge de la musique. J’avais déjà entendu parler de lui, quand j’étais petit dans l’Indiana, mon père achetait des albums de jazz, alors je le connaissais en tant que musicien jazz.
Quand on a fini le film – on était devenus plutôt proches pendant le tournage ; il m’aidait à comprendre certains mots et se comportait un peu comme un père avec moi – je l’ai appelé car je l’estimais sincèrement. En fait je suis quelqu’un de timide, surtout à l’époque, je ne regardais même pas les gens quand ils m’adressaient la parole, je vous le jure… Et donc je lui ai dit : « Je suis prêt à faire un album. Est-ce que par hasard tu aurais quelqu’un à me recommander qui voudrait bien le produire avec moi ou travailler avec moi ? » Après un instant de silence il m’a répondu : « Et pourquoi pas moi ? » Je me suis demandé pourquoi je n’y avais pas pensé avant. Sans doute parce que je l’assimilais plus à mon père, donc à un son plus jazz. Alors quand il m’a dit ça, j’ai dit : « Wow, ce serait génial ! » Ce qu’il y a de super à travailler avec Quincy c’est qu’il te laisse faire ce que tu as à faire sans intervenir.
On a d’abord commencé par mon projet « Off The Wall », notre premier album ensemble. Rod Temperton – un petit gars qui venait de Worms, en Allemagne – est arrivé avec ce son décapant : « doop dakka dakka doop, dakka dakka dakka doop », plus la mélodie et le refrain de « Rock With You ». J’ai fait wow ! En entendant ça, je me suis dit que j’avais plutôt intérêt à me mettre au boulot. Ensuite, à chaque fois que Rod proposait quelque chose, je proposais autre chose à mon tour, et c’est devenu une espèce de concours amical. J’adore travailler comme ça. J’avais déjà lu la façon de faire chez Walt Disney quand ils travaillaient sur « Bambi » ou un autre film d’animation, où ils mettaient un faon au milieu de la pièce en confrontant les différents styles de dessins de chaque animateur, et Walt choisissait son préféré. Ils étaient en concurrence, même si ça n’était qu’amical cela restait une compétition, car c’est ce qui encourage à plus d’efforts. Donc Rod et moi, chacun notre tour on proposait des choses… C’était formidable de pouvoir procéder ainsi.
Ebony: Donc après « Off The Wall », au printemps 1982, vous êtes retourné en studio pour faire « Thriller ».
MJ: Après « Off The Wall », l’album contenait tous ces tubes classés numéro 1, comme « Don’t Stop Til You Get Enough », « Rock With You », « She’s Out Of My Life », « Workin Day And Night » – et on avait été nominés pour un Grammy Award. Mais au bout du compte je n’étais pas satisfait de l’évolution de l’album. J’aurais voulu faire tellement plus, proposer plus de choses, m’y mettre bien plus cœur et âme.
Ebony: Cette période a-t-elle été transitoire pour vous ?
MJ: Oui, ça a été la transition totale. Depuis que j’étais petit j’étudiais l’art de la composition. Et c’est Tchaïkovski qui m’a le plus influencé. Prenez un album comme « Casse-Noisette », tous les morceaux sont extraordinaires. Avant les artistes avaient tendance à faire des albums avec une seule bonne chanson, et le reste n’était bon que pour des faces B, ce qu’ils appelaient des « chansons pour album ». Et je me disais : « Mais pourquoi est-ce que chaque titre ne pourrait pas être un tube ? Pourquoi ne pas faire des chansons si bonnes que les gens voudraient les acheter une fois sorties en single ? » C’est ce que j’essayais de faire ensuite, c’est le but que je m’étais fixé pour l’album suivant. C’était là tout le principe : de pouvoir sortir [en single] tous les morceaux qu’on voulait. J’ai travaillé dur pour y arriver.
Ebony: Concernant la création en elle-même, est-ce que c’était réfléchi ou bien c’est venu tout seul ?
MJ: Non, c’était plutôt réfléchi. Car consciemment, ça a été le fruit d’idées humaines mises en commun, dans le monde réel. Mais bien sûr qu’il y a aussi une certaine magie qui opère quand on trouve la bonne alchimie entre collaborateurs. C’est forcé. C’est comme si on mélangeait certains éléments, qu’on les mettait dans un hémisphère, et que la magie résultant de ce mélange apparaissait dans l’autre hémisphère. C’est de la science. Et c’est tout simplement merveilleux de pouvoir collaborer avec des gens aussi talentueux.
Quincy m’a donné un surnom : Smelly, et Stephen Spielberg m’appelle aussi comme ça. Même si aujourd’hui il m’arrive de dire des gros mots, à l’époque, impossible de m’en faire dire ! Je disais qu’une chanson était « smelly » [qu’elle dégageait une bonne odeur], ce qui signifie qu’elle est tellement bien qu’elle vous transporte complètement. Voilà pourquoi il m’appelait « Smelly ».
Mais oui, c’était vraiment merveilleux de travailler avec Quincy. Il me laissait faire ce que je voulais, faire mes expériences musicales, il fait preuve de suffisamment de génie pour ne pas interférer avec la musique. Mais dès qu’il sent qu’il manque quelque chose, alors il l’ajoute. Et puis il entend des petites choses, comme ça. Par exemple pour « Bille Jean » j’avais trouvé une partie du riff de basse, de la mélodie et de la composition toute entière. Mais en l’écoutant, il y a rajouté un autre riff sympa…
Quand on travaillait sur un morceau, on se le repassait quand on se retrouvait chez lui. Il me disait : « Smelly, laisse la chanson te parler. – D’accord… – Si elle a besoin de quelque chose elle te le fera savoir, laisse-lui te parler. » J’ai appris à procéder de cette manière. La clé pour être un grand auteur, c’est justement de ne pas écrire. Il ne faut pas intervenir, il faut laisser la place à Dieu d’entrer dans la pièce. Voilà pourquoi quand j’écris quelque chose et qu’au fond de moi je sais que c’est la bonne, alors je me mets à genoux pour le remercier. Merci Jéhovah !
Ebony: Quand avez-vous ressenti cela pour la dernière fois ?
MJ: Récemment. Je suis constamment en train d’écrire. L’on sent parfois qu’il y a quelque chose qui nous vient, quelque chose qui grandit en nous, qui nous vient des tripes – presque comme une grossesse. Ca vous fait ressentir un tas d’émotions, on sait que c’est en train de mûrir en nous, et puis ça sort d’un coup : la magie est là. C’est comme une explosion d’un ensemble de choses si magnifiques qu’on se dit : « Wow, j’y suis, je l’ai ! » Voilà comment ce phénomène évolue en vous, c’est magnifique. C’est ainsi que s’exprime tout un univers de possibilités, créées à partir des douze notes que nous connaissons…
[Il écoute une version démo de « Billie Jean », diffusée sur un iPhone…]
Quand j’écris, je fais d’abord un espèce de brouillon, un truc fait à l’arrache simplement pour me faire une idée sonore du refrain et voir s’il me plaît. Si cette version toute basique me va, alors je sais que ça sera bon… Ecoutez ça, c’était chez nous, avec Janet, Randy et moi. Janet et moi faisons « Whoo whoo… Whoo whoo… » C’est ce que je fais pour toutes mes chansons. La mélodie est ce qu’il y a de primordial. Si je suis emballé par la mélodie en version démo comme ça, alors je m’attaque à la suite de la création du titre. Si j’aime ce que j’entends dans ma tête, en général c’est bien à l’extérieur aussi. L’idée c’est d’arriver à transcrire ce qu’on a dans la tête pour l’enregistrer sur une cassette.
Prenez « Bille Jean » par exemple, dont la ligne de basse est la partie proéminente, dominante du morceau, le protagoniste de la chanson. Ce riff principal qu’on entend, eh bien il faut du temps pour parvenir à modeler le caractère de ce riff et faire ce qu’on en veut. Ecoutez là, vous pouvez entendre quatre basses qui transmettent différentes personnalités, ces quatre basses composent le caractère du riff. Mais c’est beaucoup de travail.
Ebony: Un autre événement marquant a été votre prestation au Motown 25…
MJ: J’étais en studio pour faire le montage [du clip] « Beat It », et il s’est trouvé que c’était aux studios Motown – alors que je ne travaillais plus pour eux depuis longtemps. Ils préparaient quelque chose pour l’anniversaire de la Motown, et Berry Gordy est passé me voir pour me demander si j’avais envie de participer à ce spectacle, et j’ai répondu que non. Je lui ai dit non. J’ai fait ça parce que j’avais déjà mon propre projet en cours – « Thriller » – et que je voulais continuer de me consacrer à son évolution. Il m’a dit : « Mais c’est quand même notre anniversaire… » alors je lui a dit ceci : « Je veux bien le faire, mais à une seule condition : que tu me laisses chanter un titre qui n’est pas de chez Motown. » Il m’a demandé lequel c’était, et j’ai répondu « Billie Jean », et il a accepté. J’ai fait : « C’est sérieux ? Tu vas vraiment me laisser chanter ‘Bille Jean’ ? » et il a dit que oui.
Donc je me suis mis à répéter, à décider des chorégraphies et des costumes pour mes frères, à choisir les chansons du medley qu’on allait interpréter. Et non seulement ça, il me fallait aussi superviser tous les angles de vue des caméras. Pour tout ce que je fais, c’est moi le réalisateur et le monteur. Chaque plan que vous voyez, c’est moi qui l’ai dirigé. Je vais vous expliquer pourquoi je dois m’y prendre ainsi. J’ai cinq… non six caméras. Quand on est sur scène – et peu importe la performance qu’on donne – si le rendu final à l’écran n’est pas le bon, alors les gens ne pourront jamais en profiter pleinement. [La vidéo,] c’est le média le plus égoïste au monde : on filme uniquement ce qu’on décide de montrer aux gens, quand on veut leur montrer, comment on veut leur montrer et quelle juxtaposition des images on veut leur montrer. C’est à vous de créer la totalité de ce que les gens vont voir et ressentir, à travers le choix des angles et des plans. Car moi je sais ce que je veux voir, je sais ce que je veux transmettre au public, je sais quelle réaction je veux susciter chez eux. Je sais bien ce que j’ai ressenti en exécutant ma performance, donc j’essaie de reproduire cette même émotion au moment de la réalisation et du montage.
Ebony: Depuis quand créez-vous tous ces éléments ?
MJ: Depuis que je suis petit, quand j’étais avec mes frères. Mon père disait toujours : « Michael montre-leur comment faire, allez, montre-leur ! »
Ebony: Et ça ne les rendait jamais jaloux ?
MJ: A l’époque ils ne le montraient pas en tous cas. Il n’empêche que ça a dû être difficile pour eux, car moi je ne me faisais jamais frapper pendant nos répétitions. [Rires] C’est seulement après que j’avais des problèmes. [Rires] C’est vrai, j’y avais droit après, moi. Mon père nous faisait répéter avec une ceinture à la main, donc on n’avait pas droit à l’erreur. Mon père était un génie dans sa façon de nous apprendre comment nous mettre en scène, comment jouer avec le public, anticiper ce qu’on allait faire ensuite, ne jamais montrer au public qu’on souffrait, que ça n’allait pas. En ce sens, c’était un vrai génie.
Ebony: Pensez-vous que c’est de là que vous vient non seulement votre sens des affaires, mais aussi votre aptitude à tout contrôler ?
MJ: Absolument. Ca vient de mon père, de l’expérience… Mais j’ai beaucoup appris de mon père, effectivement. Quand il était jeune il avait un groupe qui s’appelait les Falcons. Les autres membres venaient très régulièrement chez nous pour jouer de la musique, donc on a toujours été imprégnés de danse et de musique. C’est quelque chose de culturel chez les Noirs. On pousse tous les meubles, on monte le son… Et quand vient du monde, chacun se met au centre de la pièce pour chanter ou danser. J’adorais ça.
Ebony: Et vos enfants, ils font ça aussi?
MJ: Oui, mais ils n’osent pas toujours. Ils le font pour moi parfois.
Ebony: A propos de votre coté show-man, parlons de MTV. Ils ne passaient jamais les clips d’artistes Noirs. Qu’est-ce que ça vous faisait ?
MJ: Ils ont dit qu’ils ne diffusaient pas les [artistes Noirs]. Ca m’a brisé le cœur, mais en même temps ça a touché la corde sensible. Alors je me disais que je devais créer quelque chose qu’ils ne pouvaient pas ignorer. Je refusais qu’on m’ignore comme ça. En attendant, pour « Billie Jean » ils disaient : « On ne le passera pas. »
Mais lorsqu’ils se sont décidés à le diffuser, jamais ils n’avaient rencontré un tel succès ! Après ça ils me demandaient de leur donner [les droits de diffusion] de tout ce qu’on avait fait. Ils nous harcelaient littéralement de demandes. Et puis c’est la période où Prince a percé, donc ça leur a ouvert des portes à lui ainsi qu’à tous ces autres artistes Noirs. [Mais avant cela, MTV] c’était 24 heures de heavy metal non stop, une cacophonie d’images bizarres…
[Depuis,] je ne sais combien de fois ils sont venus me dire : « Michael, sans toi MTV n’existerait pas. » Ils venaient me le dire personnellement, sans arrêt. J’imagine qu’à l’époque ils refusaient simplement de nous entendre. Cependant je ne pense pas que leurs intentions étaient si mauvaises que ça. [Rires]
Ebony: C’est ce qui a donné naissance à l’ère actuelle des clips-vidéo…
MJ: Je me rappellerai toujours de mon frère Jackie qui me disait : « Michael, il faut absolument que tu regardes cette chaîne. C’est dingue, leur concept est révolutionnaire. Ils passent des vidéos musicales 24h sur 24h… 24h sur 24h, tu te rends compte ! » J’ai dit : « Ok, fais voir… » Et puis j’ai regardé les images en disant : « Si seulement ils pouvaient rendre tout ça un peu plus divertissant, y mettre plus d’histoires et de danse, je suis certain que ça plairait mieux aux gens. » J’ai donc décidé que pour mes prochains clips il fallait qu’il y ait une histoire, avec une introduction, un développement et une fin, de façon à ce que l’on puisse suivre un fil linéaire ; il fallait qu’il y ait un fil conducteur. Et c’est grâce à ce côté divertissant que le spectateur se demande ce qui va se passer dans le clip. Alors j’ai commencé à tester et à mettre cette idée en pratique dans « Thriller », « The Way You Make Me Feel », « Bad » ou encore « Smooth Criminal ».
Ebony: Que pensez-vous de l’état actuel du monde de la musique et du clip-vidéo ?
MJ: [L’industrie musicale] est à un tournant, car elle est en pleine mutation. Les gens sont un peu perdus en ce moment, ils ne savent pas ce qui va se passer, ni comment vendre et distribuer la musique. Je crois que c’est Internet qui a chamboulé tout ça, car c’est tellement puissant et les jeunes y sont accros. Ils ont accès au monde du bout des doigts, sur leurs genoux : aux informations qu’ils recherchent, aux personnes avec lesquelles ils veulent communiquer, à toute la musique, tous les films… Cette technologie a vraiment tout mis sens dessus dessous. Mais ce qui se fait à l’heure actuelle, tous ces contrats avec Starbucks ou Walmart où tout va directement à l’artiste [sans passer par une maison de disques], je ne sais pas trop si c’est la bonne solution. Je crois que la solution serait plutôt de faire de la musique extraordinaire et de toucher le public le plus vaste possible. J’ai l’impression que les gens n’ont pas encore trouvé la réponse adéquate à tout cela. On ne peut pas dire qu’il y ait de révolution musicale non plus en ce moment. Mais le jour viendra où la musique sera si géniale que les gens seront prêts à tout pour l’acheter. C’est un peu comme ce qui se passait avant « Thriller » : les gens n’achetaient pas de disques. [Cet album] a permis de remplir les magasins de disques à nouveau. Alors quand ça arrivera, ça marchera, à tous les coups.
Ebony: Qui vous impressionne ?
MJ: D’un point de vue artistique, je trouve que Ne-Yo fait un boulot génial. Il a un côté très Michael Jackson aussi. C’est ce que j’aime chez lui, je vois bien qu’il comprend ce qu’est l’écriture.
Ebony: Et vous travaillez avec ces jeunes artistes ?
MJ: Oui ! Je n’ai jamais été du genre à cracher dans la soupe. Je me fiche qu’il s’agisse du facteur ou du balayeur du coin, s’ils ont une bonne chanson à me proposer, c’est tout ce qui m’intéresse. Certaines des idées les plus brillantes viennent de gens tout à fait normaux. Ils peuvent vous dire : « Mais pourquoi vous n’essayez pas de faire ci ou ça… » et vous faire d’excellentes suggestions, alors on en tient compte et on essaie de faire ce qu’ils ont proposé. Chris Brown est formidable. Akon est aussi très doué comme artiste.
Mon but c’est toujours de créer de la musique qui va influencer les générations suivantes. Que ce soit une sculpture, un tableau ou une musique, un artiste veut forcément voir ses créations survivre. C’est comme ce que Michel-Ange a dit : « Je sais que le créateur partira, mais l’œuvre survivra. Ainsi, c’est pour échapper à cette mort que je tente de lier mon âme à mon travail. » Je ressens la même chose, je donne tout dans mon travail car je veux qu’il continue à vivre.
Ebony: Qu’est-ce que cela vous fait de vous dire que vous êtes entré dans l’histoire ? Vous y pensez parfois ?
MJ: Oui, j’y pense beaucoup. Je suis fier d’avoir ouvert des portes [pour les autres], d’avoir contribué à détruire certaines barrières. C’est en voyageant, en allant en tournée dans des stades que je me suis rendu compte de l’influence qu’a la musique. Depuis la scène je voyais le public s’étendre à perte de vue. C’est un sentiment fantastique, mais qui est issu de nombreuses souffrances.
Ebony: Comment ça ?
MJ: Quand l’on est un pionnier au sommet de son art, les gens essaient de vous détruire. C’est comme ça : les gens veulent attaquer ceux qui sont tout en haut de l’échelle.
Mais je suis reconnaissant par rapport à tous ces records battus, d’avoir fait certains des albums les mieux vendus, d’avoir eu tous ces titres classés numéro 1… Je suis toujours reconnaissant pour cela. Moi quand j’étais gamin je m’asseyais dans le salon et j’écoutais les disques de Ray Charles que mettait mon père. Ma mère me réveillait parfois à trois heures du matin en disant : « Vite Michael, il passe à la télé ! » Alors je me précipitais devant la télé pour y voir James Brown et je me disais : « Voilà ce que je veux devenir. »
Ebony: On peut espérer plus de choses de la part de Michael Jackson à l’avenir ?
MJ: J’écris énormément en ce moment. Je vais en studio pratiquement tous les jours. En ce qui concerne la vague rap qu’il y a actuellement, dès l’époque où ça a commencé, j’avais toujours pensé que ce genre de musique adopterait progressivement une structure plus mélodique, afin de le rendre plus universel, comme tout le monde ne parle pas anglais. [Rires] [Avec le rap] la frontière s’arrête à son pays d’origine. Tandis que quand ils y ont ajouté des mélodies – ce que chacun a la capacité de fredonner – c’est là que ça s’est exporté en France, au Moyen Orient, partout ! Aujourd’hui on entend ça dans le monde entier, tout ça grâce à ce fil mélodique et linéaire qu’ils ont intégré [au rap]. L’important c’est de pouvoir fredonner un son, du fermier en Irlande à la dame qui nettoie les toilettes à Harlem, des gens qui arrivent à siffler aux enfants qui claquent des doigts. Il faut que les gens puissent fredonner une musique.
Ebony: Aujourd’hui vous avez presque cinquante ans. Pensez-vous que vous ferez toujours ce métier à quatre-vingts ans ?
MJ: Franchement, non. En tous cas pas comme l’ont fait James Brown ou Jackie Wilson qui en ont trop fait et se sont tués [sur scène]. J’aurais souhaité que [James Brown] ralentisse le rythme, qu’il se détende un peu et qu’il profite du fruit de ses années de travail acharné.
Ebony: Vous comptez refaire une tournée ?
MJ: Je n’aime pas les longues tournées. Mais pour un artiste, partir en tournée c’est un moyen magnifique de parfaire son art, et c’est ce que j’aime là-dedans. On trouve ça à Broadway aussi et j’adore ça, voilà pourquoi les acteurs y vont, pour se perfectionner. Et ca marche bien. Car il faut des années pour devenir un grand artiste, des années. On ne peut pas prendre le premier inconnu venu, le pousser sur scène et s’attendre à ce qu’il puisse rivaliser avec un [véritable] artiste, car ça ne fonctionnera pas. Et le public s’en rend bien compte, les gens le voient. Ils remarquent immédiatement la façon que la personne sur scène a de bouger la main, le corps, d’utiliser un micro ou de faire son salut.
Stevie Wonder, qui est un prophète de la musique, fait partie de ceux à qui je dois beaucoup. [Quand j’étais enfant] je n’arrêtais pas de me dire que je voulais participer plus à l’écriture des chansons. J’avais l’habitude de regarder [les producteurs] Gamble et Huff, Hal Davis et les membres de The Corporation écrire tous les tubes des Jackson 5, car je voulais étudier chacune des étapes de la création des morceaux. C’était seulement une fois qu’ils avaient terminé un titre qu’ils nous faisaient venir au studio pour l’enregistrer, et ça me mettait en colère parce que je voulais les observer pendant qu’ils créaient la chanson. Ils me donnaient « ABC » une fois que la chanson était terminée, ou bien « I Want You Back » ou « The Love You Save ». Mais moi ce que je voulais c’était de les voir à l’œuvre.
Stevie Wonder me permettait de faire cela, d’être comme une petite souris. J’ai eu la chance de voir la fabrication de son album « Songs In The Key Of Life », et d’autres joyaux du genre. Je faisais pareil avec Marvin Gaye… Et toutes ces personnes venaient nous voir chez nous et jouaient au basket avec mes frères le week-end. On les côtoyait. Donc quand on a l’occasion de voir cette science, l’anatomie des chansons ainsi que leur structure, leur fonctionnement, c’est absolument merveilleux.
Ebony: Vous êtes un artiste international, quelle est votre opinion du monde d’aujourd’hui ?
MJ: Ce qui m’inquiète c’est ce point critique qu’a atteint le phénomène du réchauffement de la planète. Je m’y attendais, mais je pense qu’on aurait dû attirer l’attention des gens là-dessus bien plus tôt. Mais il n’est jamais trop tard. On décrit la situation comme un train qui roule sans chauffeur : si on ne l’arrête pas on ne le récupérera jamais. Il faut agir dès maintenant. C’est ce que j’essayais de faire avec « Earth Song », « Heal The World », « We Are The World », j’ai écrit ces chansons pour sensibiliser les gens. J’aimerais qu’ils en écoutent chaque parole.
Ebony: Que pensez-vous de la prochaine course à la présidence ? Alors, pour vous ça sera Hillary [Clinton] ou Barrack [Obama] ?
MJ: Pour être franc, je ne suis pas tout ça. Mon éducation m’a appris à ne pas compter sur les hommes pour résoudre les problèmes du monde. Ils en sont incapables, c’est comme ça que je vois les choses. Nous sommes impuissants face à cela. Ecoutez, on n’a aucun contrôle sur la terre qui peut trembler, ni sur les mers d’où peuvent surgir des tsunamis, encore moins sur le ciel qui déclenche des tempêtes. Nous sommes tous entre les mains de Dieu, et je crois que les hommes devraient prendre cela en considération. Moi ce que j’aimerais, c’est que [les hommes politiques] se préoccupent plus des bébés et des enfants, qu’ils leur apportent une meilleure aide. Ce serait super, non ?
Ebony: Tant qu’on parle de bébés, vous êtes père aujourd’hui. Projetez-vous vingt-cinq ans en arrière. Quelle différence y a-t-il entre le Michael de l’époque et celui d’aujourd’hui ?
MJ: Je crois que ces deux Michael sont identiques. C’est juste que je voulais accomplir certaines choses avant [d’avoir des enfants]. Néanmoins j’avais certaines envies en tête, et élever des enfants faisait partie des choses que je voulais faire. Et aujourd’hui ça me plaît énormément.
Ebony: Que pensez-vous de ce qu’on raconte sur vous ? Quelle est votre réaction face à cela ?
MJ: Je n’y accorde aucune attention. Je trouve que c’est une preuve d’ignorance. En général ça n’est pas basé sur des faits mais sur un mythe, celui du mec que les gens ne voient jamais. Dans tous les quartiers vous avez toujours un type que les voisins ne voient jamais, alors ils racontent des commérages sur lui. On entend toutes sortes d’histoires sur lui, des rumeurs qui prétendent qu’il a fait ci ou ça. Les gens sont cinglés !
Moi tout ce que je veux c’est faire de la bonne musique.
Mais revenons aux 25 ans de la Motown, il y a une chose qui m’a touché après être apparu sur scène et que je n’oublierai jamais. Sur les côtés de la scène se trouvaient Marvin Gaye, les Temptations, Smokey Robinson et mes frères qui me prenaient tous dans leurs bras et qui m’embrassaient. Richard Pryor est venu vers moi et m’a dit [en chuchotant] : « Alors là, c’était la meilleure prestation que j’aie jamais vue. » C’était ça ma récompense. Quand j’étais petit et que je vivais dans l’Indiana, j’écoutais Marvin Gaye et les Temptations, et j’étais vraiment honoré du fait qu’ils m’accordent de tels compliments. Puis le lendemain, Fred Astaire m’appelle et me dit : « Je t’ai regardé hier soir, j’ai enregistré l’émission et je l’ai encore regardée ce matin. T’es un sacré danseur. Tu as laissé le public sur le cul hier soir ! » Et une autre fois, quand je l’ai recroisé, il m’a fait ce signe avec les doigts [il imite le moonwalk avec ses deux doigts glissant sur la paume de son autre main].
Je me souviens tellement bien de ma prestation ce soir-là, et je me rappelle avoir été extrêmement déçu car je n’avais pas fait exactement ce que j’avais prévu. Je voulais donner plus. Tout ça jusqu’au moment où j’allais partir, quand un petit garçon Juif qui portait son petit smoking m’a regardé et m’a dit [d’une voix étonnée] : « Qui t’a appris à danser comme ça ? » [Rires] J’ai répondu : « Dieu sans doute… et le travail aussi. »
Traduction réalisée par Birch pour MJFrance.
L’article qui complète l’interview (traduction bientôt en ligne) comprend une déclaration de Michael sur ses projets pour l’avenir: « Je me vois surtout faire des films – en réaliser mais jouer la comédie aussi – et pas sur scène. Sur scène on n’immortalise rien, un concert c’est ce qu’il y a de plus furtif au monde, même si c’est excellent à regarder. Tandis qu’avec le cinéma, on peut arrêter le temps. »