Creem Magazine Juin 1983

Voici une interview figurant sur le magazine américain CREEM du mois de Juin 1983. La journaliste Sylvie Simmons s’est rendue sur le tournage du clip vidéo de Beat It, puis a interviewé Michael Jackson chez lui, à San Fernando.

Le Roi de la Pop revient sur son parcours, déjà riche en 1983, sa vision de la célébrité et sa perception du public.

 

Dans le centre-ville, entre le Pacific American Fish Co et l’Hotel St Agnes Hospitality Kitchen, il y a une ruelle. Des voitures bloquent chaque extrémité, il n’y a pas d’échappatoire. Se détachant dans les phares d’une voiture, deux bandes rivales de Los Angeles se provoquent l’une et l’autre. Quelques personnes sortent leur tête par la fenêtre de leur chambre d’hôtel, marmonnant quelque chose d’incompréhensible et retournent dormir. En bas, dans la fumée, les gangs se rapprochent. Ils ont l’air terrible. Les Cripps, ceux qui portent un bandana bleu, ont vraiment l’air terrible, frappant leurs poings dans leurs mains tout en se rapprochant l’air renfrogné. Alors quelqu’un fait démarrer un magnétophone, et Beat It retentit dans la nuit.

« C’est magique », dit Michael Jackson, qui parle beaucoup de magie, « c’est facile si vous y mettez tout votre cœur ». Il n’existe pas beaucoup de choses plus magiques que de rester dans le centre-ville de L.A. en plein milieu de la nuit et de regarder une horde en train d’écouter les instructions d’un Anglais avec un accent à couper au couteau. Ce petit moment particulier d’enchantement sera, au moment où vous lirez ces lignes, le clip de Beat It, le nouveau single de Michael Jackson. Cette chanson traite du machisme, tout comme la vidéo. Michael se réveille dans une chambre sordide du centre-ville, saisi de sueurs froides ; il a fait un rêve au sujet d’une prochaine bagarre et il doit l’arrêter. Il saute hors du lit, mettant en danger la vie de toute une colonie de cafards.

De retour dans l’entrepôt, ils chorégraphient une séquence de lutte. Des membres d’un vrai gang se positionnent sur les côtés, tandis qu’une douzaine de membres de gangs, comédiens, danseurs professionnels, dansent et agitent des couteaux.

Pendant ce temps, un homme mince aux longs doigts, vêtu d’une veste en cuir marron trop grande pour lui, sirote un jus d’orange, les yeux ébahis, en train de regarder les danseurs sur les moniteurs, hochant la tête au rythme de la musique, le pied battant la mesure. Michael Jackson semble fasciné par tout ce qu’il se passe. Il est trois heures du matin et il est sur le point d’entrer. Il entre, met fin à la lutte et les amène à danser dans l’entrepôt. Le Joueur de Flûte de Hamelin rencontre Peter Pan. L’aube se lève au moment où ils finissent ; Michael Jackson, lui, n’avait pas terminé.

Cet homme reçoit son énergie d’on ne sait où. Ce n’est certainement pas la drogue – il n’y touche pas et boit rarement. Ce n’est certainement pas la viande crue – Michael est un végétarien strict et ne mangerait pas du tout s’il en avait le choix ; il jeûne et danse tous les dimanches et parvient à vivre pour commencer une nouvelle semaine. Michael Jackson réussit à accomplir en une semaine ce que d’autres accomplissent en dix ans. Dans le même temps qu’il a fallu à  Supertramp pour trouver un son correct au piano droit, Michael a chanté des harmonies avec Donna Summer, des chœurs avec Joe King Carrasco, écrit et produit Muscles pour Diana Ross, écrit et chanté The Girl Is Mine avec Paul McCartney, fait une chanson pour un album narré de E.T., rassemblé Vincent Price et Eddie Van Halen pour le seconder sur son album solo, et il trouve encore du temps pour son lama, son serpent et ses perroquets.

Tout juste de retour d’Angleterre (avec quelques airs en plus faits avec Macca, qu’il a rencontré lors d’un cocktail à Hollywood chez le comédien Harold Lloyd’s, et avec qui il a échangé son numéro de téléphone : « J’adore Paul, Linda et sa famille »), il planifie déjà quelques projets avec Glagys Knight, Jane Fonda, Barbra Streisand, Katharine Hepburn, et Freddie Mercury du groupe Queen, son vieux copain. Sans parler de son travail avec Steven Spielberg (« une fantaisie futuriste avec de la musique ») et un album avec les Jacksons. Vous vous souvenez des Jacksons ? Michael a été leur chanteur et chorégraphe depuis que son père Joe Jackson – qui avait une fois accompagné Chuck Berry avec son groupe les Falcons, dans l’Indiana – a remarqué les imitations pleines de classe qu’il faisait de James Brown à l’âge de cinq ans.

Les chansons, les idées, l’énergie lui viennent de Dieu, selon lui – il est un fervent Témoin de Jehovah, Dieu le réveille la nuit, et voilà le résultat. Plusieurs millions de ventes. Son premier album solo, Off The Wall, s’est vendu à sept millions d’exemplaires. Thriller n’est pas encore prêt à céder sa place dans les bacs. Le premier acte de l’histoire, pas moins, c’est de dominer les singles pop et R&B et les albums en même temps…

J’ai parlé à Jackson avant le tournage, dans son appartement de trois étages situé dans la vallée de San Fernando – où Michael séjourne pendant la reconstruction de la maison de famille à une dizaine de kilomètres de là – rempli de livres, de plantes, d’œuvres d’art, de jus de fruits bio, de neveux, de cousins, de frères et sœurs. LaToya était là avec son chapeau de cow-boy. Sa petite sœur Janet était là pour répéter comme un perroquet mes questions à Michael. Oh, j’ai oublié, il y avait une collection de disques allant de Smokey Robinson à Macca, du funk, de la new wave, de la musique classique, et à peu près rien d’autre.

« James Brown, Ray Charles, Jackie Wilson, Chuck Berry et Little Richard, je crois qu’ils avaient une forte influence sur beaucoup de gens, parce que ce sont eux qui ont fait le rock’n’roll. J’aime bien commencer par l’origine des choses, parce qu’une fois que ça roule ça change. C’est vraiment intéressant de voir comment c’était à l’origine ».

Michael a une petite voix qu’on dirait d’un autre monde. Vous l’avez entendue décrite comme étant enfantine et angélique. Ca continuera. Il est maladivement timide, fixe ses mains, ses chaussures, sa sœur, tout ce qui peut lui faire oublier qu’il y a un journaliste.
Il poursuit : « J’aime aussi faire tout ça avec art. J’adore l’art. Dès que nous allons à Paris je me précipite au Louvre. Je n’en ai jamais assez ! Je vais dans tous les musées du monde entier. J’aime l’art. Je l’aime trop, parce que je finis par acheter tout et je deviens accro. Vous voyez une pièce qui vous plaît et vous vous dîtes, Oh mon Dieu, je dois l’avoir… »

« J’adore la musique classique. J’ai tant de compositions différentes. Je suppose que ça remonte à quand j’étais petit à la maternelle, avec Pierre et le Loup et d’autres choses – je continue à écouter ce genre de choses, c’est formidable, mais aussi les Boston Pops et Debussy, Mozart, j’achète tout ça. Je suis un grand fan de musique classique. Nous avons été influencés par toutes sortes de musiques différentes – classique, R&B, folk, funk – et je suppose que tous ces ingrédients se combinent pour créer ce que nous avons maintenant ».

« Je ne serais pas heureux si je ne faisais qu’un seul style de musique et qu’on me colle une étiquette. J’aime faire quelque chose pour chacun… Je n’aime pas que notre musique soit étiquetée. Les étiquettes sont comme… le racisme ».

Comment choisit-il avec qui il travaille ? Toute personne qui demande ?

« Je choisis au feeling et à l’instinct », dit Michael.

Que veut-il retirer de tout cela ?

« Je pense que ce serait… de la magie ».
Encore une fois, vous devez garder à l’esprit que cet homme ne vit que pour son travail.

« Ma carrière est principalement ce à quoi je pense. Il est difficile de jongler avec toutes mes responsabilités – ma musique d’un côté,  ma carrière solo, mes films d’un autres côté, la télé et tout le reste ».

Est-ce que c’est ce qui vous rend heureux ?

« Oui. C’est pour ça que je suis là. C’est comme Michel-Ange ou Leonard de Vinci ». Sa voix s’estompe ; il semble tiraillé entre le fait de sembler manquer de modestie et dire la vérité, qui, selon lui, est que son talent lui vient de Dieu de toute façon, donc pas la peine de lui taper dans le dos. « Aujourd’hui encore, on peut voir leur travail et s’en inspirer ».

Donc, aussi longtemps qu’on aura des chaînes stéréo, Michael Jackson vivra ?

« Oui. Je voudrais juste continuer à inspirer les gens et à essayer de nouvelles choses qui n’ont jamais été faites ».

Dans quelle mesure sa croyance en Dieu a-t-elle influencé sa vie ?

« Je crois en Dieu. Nous y croyons tous. Nous voulons être droits, ne pas devenir fous ou quoi que ce soit d’autre. Mais pas au point de perdre notre perspective de la vie, de ce qu’on est ou de qui on est. Beaucoup d’artistes gagnent de l’argent et passent le reste de leur vie à célébrer le fait qu’ils ont atteint leur but, et avec ça vient la drogue et l’alcool. Puis ils essaient de revenir dans le droit chemin et ils se disent, « Qui suis-je ? Où suis-je ? Que s’est-il passé ? » Et ils se sont perdus, et ils se sont brisés. Il faut être prudent et avoir une certaine discipline ».

Est-il lui-même quelqu’un de discipliné ?

« Je ne suis pas un ange, je le sais. Je ne suis pas un Mormon, ou un Osmond, ou quoi que ce soit d’autre où tout est droit. Ca peut parfois être stupide. Ca va trop loin ».

Ca doit être difficile d’être un ange quand on est reconnu comme étant l’un des artistes les plus sexy, et que des filles campent devant chez vous.

« Je ne dirais pas que je suis sexy ! Mais je suppose que c’est très bien si elles le disent. J’aime bien ça en concert, c’est bien ».

Ce qui est moins bien c’est ça : « Vous allez à la rencontre d’un groupe de jeunes filles, ce que je fais tout le temps, vous sortez en voiture et il y a toutes ces filles qui vous attendent au coin de la rue, et elles commencent à crier, à sauter, à tel point que je me cache dans mon siège. Ca arrive tout le temps… Tout le monde savait où nous vivions avant, parce que c’était sur la Carte des Maisons de Stars, et ils venaient avec des caméras et des sacs de couchage, sautaient par-dessus la clôture, dormaient dans la cour et venaient à la maison – nous avons déjà retrouvé des gens partout. Même avec des gardes 24h/24 ils trouvent le moyen de se faufiler. Un jour mon frère s’est réveillé et il y avait une fille dans sa chambre. Des personnes font du stop pour venir chez nous et disent qu’elles veulent dormir chez nous, rester avec nous, et en général ça se termine quand un voisin finit par les héberger. Nous ne les laissons pas rester. Nous ne les connaissons pas ».
Encore quelques histoires de fans fous. Une fille qui a essayé de les faire exploser ; une autre qui hurlait après lui dans un supermarché. Ce doit être un peu difficile parfois de savoir qui sont vos amis.

« Ca devient difficile. C’est difficile à dire, et parfois je me trompe. C’est juste une question de feeling, ou de voir si une personne est juste sympa sans savoir qui vous êtes ».

Seul en étant au sommet ?

« Nous connaissons beaucoup de monde parce que nous avons une grande famille. Mais j’ai peut-être deux, trois bons amis ».

Les choses n’étaient pas si différentes lorsqu’il grandissait à Gary, dans l’Indiana. Il se souvient d’un « énorme terrain de baseball à côté de là où je vivais et les enfants jouaient en mangeant du pop corn » mais il n’était pas autorisé à se joindre à eux. « Je ne me sentais pas vraiment exclu. Nous avions beaucoup de choses en contrepartie de ne pas jouer au baseball l’été. Mon père a toujours été très protecteur avec nous, il prenait soin de nos affaires, et  tout ».

« Nous allions à l’école, mais je suppose que nous étions différents, car tout le monde dans le quartier savait pour nous. Nous avions gagné tous les concours de jeunes talents et notre maison était pleine de trophées. Nous avions toujours de l’argent sur nous et nous achetions des choses que les autres enfants ne pouvaient pas acheter, comme des bonbons ou des chewing-gums – nos poches étaient toujours pleines et nous donnions des bonbons. Ca nous a rendus très populaires ! Mais nous avons principalement reçu un enseignement privé. Je ne suis allé que dans une seule école publique ».

« J’ai essayé d’aller dans une autre école ici, mais ça n’a pas fonctionné, car un groupe de fans a pénétré dans la salle de classe, et des groupes d’enfants attendaient à la sortie pour prendre des photos, des trucs comme ça. Nous sommes restés à l’école une semaine. Nous sommes ensuite allés dans une école privée avec d’autres enfants stars ou des enfants de stars, où on ne pouvait pas être harcelé ».

Mais passer votre vie exclusivement avec vos frères et sœurs – ça ne rend pas claustrophobe ?

« Honnêtement, non, et je ne dis pas ça juste pour être poli ».

Pas même sur les routes ?

« Non. On fait tellement les idiots quand on sillonne les routes. On joue à des jeux, on se jette des choses à la figure. Il semble que quand on est sous pression on trouve une sorte d’échappatoire pour compenser tout ça – parce que partir c’est beaucoup de tensions : le travail, les interviews, les fans qui vous attrapent, tout le monde veut une part de vous, on est toujours occupé, le téléphone sonne toute la nuit parce que les fans appellent, alors on met le téléphone sous le matelas, donc les fans frappent à la porte, on ne peut même pas sortir de la pièce sans qu’ils suivent. C’est comme si vous étiez dans un bocal et qu’ils vous épient sans cesse ».

Comment échapper à la folie ?

« Je visite des musées, j’apprends et j’étudie. Je ne fais pas de sport – c’est dangereux. Beaucoup d’argent est en jeu, et nous ne voulons pas prendre de risques. Mon frère s’est blessé le genou en jouant au basket et nous avons dû annuler le concert, et juste parce qu’il a voulu s’amuser une heure, des milliers de personnes ont raté le spectacle. Je ne pense pas que ça vaille le coup… J’essaie d’être vraiment prudent ».

Même quand il s’agit de parler à la presse. L’une des raisons pour lesquelles il déteste les interviews c’est qu’il a peur que ses propos soient déformés. Les magazines, dit-il, « peuvent parfois être si stupides que parfois j’ai envie de les étouffer ! Je dis des choses et ils les tournent d’une autre façon. Une fois j’ai dit  que je me souciais de la famine et que j’aimais les enfants, et que je voulais faire quelque chose pour l’avenir. Et j’ai dit qu’un jour, j’aimerais aller en Inde pour voir les enfants qui mouraient de faim et voir réellement comment ça se passait. Et ils ont écrit que Michael Jackson prenait son pied à voir les enfants mourir de faim, donc vous voyez quel genre de type il est ! »

Vous vous demandez comment une personne aussi douce, timide et enfantine devient un tel démon de la scène.

« Je laisse les choses se faire. L’aspect sexuel est spontané. Il se crée vraiment de lui-même ».

Donc vous ne vous entraînez pas à être sexy devant un miroir ?

« Non ! Une fois que la musique commence, elle me crée. Les instruments me font bouger, me traversent, ils me contrôlent. Parfois, je suis incontrôlable et ça arrive – boom, boom, boom ! – elle prend possession de moi ».

Michael contrôle totalement tous les aspects de sa carrière. Et il est critique envers ses propres efforts, plus que n’importe qui d’autre : « Je ne suis jamais satisfait de ce que je fais. Je pense toujours que je peux faire beaucoup mieux ».

Quoi qu’il en soit, comme nous l’avons déjà évoqué, il va travailler sur un film avec Steven Spielberg. « J’adore Steven », dit Michael. « Je ne peux pas vraiment vous dire grand chose à propos de ce projet. Je dirai juste que Steven est mon réalisateur préféré, et qu’il a travaillé longtemps et très dur pour obtenir les droits ».

Je viens d’apprendre que Francis Ford Copolla voulait lui confier le rôle de Peter Pan. Et nous, à Creem, nous n’avons pas vu de stéréotype aussi flagrant depuis que Sly Stone s’est fait connaître en jouant les stupides monsieur muscles. A 24 ans, est-ce que ça ne lui tape pas sur les nerfs d’être encore pris pour un « enfant » ?

« Ca ne me dérange pas. Je me sens aussi bien Peter Pan que Mathusalem, ou un enfant. J’aime tant les enfants. Merci mon Dieu pour les enfants. Ils me sauvent ! »

Mais que penserait-il d’un film sur sa propre vie, alors ? Aurons-nous l’occasion de voir un jour un film sur la vie magique de Michael Jackson ?

« Non. Je détesterais jouer l’histoire de ma propre vie », grimace-t-il. « Je ne l’ai pas encore vécue ! Je laisserai quelqu’un d’autre le faire ».

Traduction: Pretty Young Cat